Les militants LGBTQ+ francophones souhaitent que le Canada influence ses partenaires
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Par La Presse Canadienne, 2024
DOUALA — Les militants LGBTQ+ de toute l'Afrique francophone affirment que les gouvernements occidentaux et les fondations internationales ignorent les déficits de financement des pays francophones, où la répression diffère de celle des régions anglophones.
L'année dernière, le Global Philanthropy Project a rapporté que seulement 1 % du financement mondial LGBTQ+ entre 2013 et 2020 avait été concentré sur les pays francophones.
Il s'agit d'un écart que les gouvernements du Canada et du Québec s'efforcent de combler, et sur lequel les militants disent que les Canadiens devraient s'exprimer davantage.
«Fondamentalement, nous sommes invisibles», a déclaré Michaël Arnaud, directeur général d'Égides, une alliance montréalaise d'organisations francophones luttant pour les droits des LGBTQ+ dans le monde entier.
La Presse Canadienne s'est rendue au Cameroun dans le cadre d'une série d'enquêtes sur le recul mondial des droits de la communauté LGBTQ+ et ses conséquences pour le Canada, y compris les problèmes auxquels sont confrontés les groupes francophones.
Patrick Fotso voit ces problèmes de ses propres yeux. Son groupe de prévention du VIH et sa clinique, Alcondoms Cameroun, comptent parmi les organisations de santé sexuelle les plus importantes du Cameroun, un pays majoritairement francophone. Son groupe fait également office de centre de défense des droits des personnes LGBTQ+.
La part du lion à la lutte contre le VIH
Mais M. Fotso s'occupe littéralement de la partie droits de la personne de son travail sur le coin de son bureau, tandis que le travail sur le VIH, mieux financé, occupe la part du lion de l'espace.
Le directeur général sourit en parcourant les salles de la clinique, le laboratoire de tests et le bureau du psychologue. Mais les campagnes de sensibilisation et de revendications du groupe se limitent à un petit plateau de dossiers sur le bureau de M. Fotso.
Les dossiers comprennent des affiches appelant à l'égalité et des lettres demandant aux diplomates de s'exprimer en faveur de certains militants menacés d'arrestation. On y trouve des aperçus de formations de sensibilisation pour la police locale, qui extorque des pots-de-vin en menaçant d'arrêter les personnes LGBTQ+.
Le plateau de dossiers est bien loin des tonnes de données et de campagnes de communication que le groupe de M. Fotso a rassemblées pour aider à lutter contre le VIH.
«Il n'y a pas un équilibre parce que le côté santé est un peu plus développé que le côté droits humains», a-t-il expliqué.
Patrick Fotso sait que ses pairs des pays anglophones disposent de budgets plus importants pour tenter de changer les attitudes sociétales et les politiques gouvernementales qui favorisent la répression des LGBTQ+.
«Il est important que la zone francophone puisse mobiliser plus de fonds pour se rapprocher au moins un peu de nos amis du côté anglophone», a-t-il soutenu.
Le français absent des rencontres
À Montréal, M. Arnaud a affirmé que son organisation existe pour aider à financer et à défendre les groupes à l'étranger qui affrontent des obstacles pour accéder aux importants budgets d'aide américains ou britanniques et qui reçoivent un soutien limité des gouvernements francophones.
Le groupe a été fondé en 2019 avec le soutien du gouvernement du Québec, après que la province se fut formellement engagée à défendre les droits de la personne des LGBTQ+ à l'échelle internationale.
Lors des conférences mondiales sur les personnes LGBTQ+, l'espagnol est plus susceptible d'être entendu pendant les tables rondes que le français, et il y a rarement des budgets pour que des interprètes traduisent pour les militants francophones, a-t-il relaté.
«Ces militants ne sont pas en mesure de mettre en avant leurs besoins, leurs priorités et leur travail auprès d'intervenants importants comme les donateurs, les partenaires et les gouvernements», a-t-il indiqué.
Caroline Kouassiaman, directrice générale de l'Initiative Sankofa pour l'Afrique de l'Ouest, constate chaque jour la différence entre le financement des organisations francophones et anglophones.
L'initiative est une organisation de financement dirigée par des militants pour les groupes LGBTQ+ des pays francophones et anglophones.
Instabilité dans les pays francophones
Mme Kouassiaman a déclaré que les pays francophones d'Afrique sont généralement moins stables politiquement, ce qui rend difficile pour les militants de publier des informations sur leurs activités, au cas où leurs droits seraient soudainement suspendus.
Elle a souligné que les pays anglophones connaissent toujours une certaine instabilité, comme les terroristes au Nigeria qui kidnappent de jeunes filles. Mais les pays qui ont connu récemment des prises de pouvoir militaires ou une montée en puissance des affiliés d'al-Qaïda sont majoritairement francophones.
«La majorité des pays en crise, où ils sont confrontés à des problèmes de terrorisme, de déplacements massifs, de conflits politiques, de coups d'État, sont des pays francophones», a-t-elle souligné.
Cela inclut le Gabon, la République démocratique du Congo et le Niger.
Dans les pays où le gouvernement est instable, certains militants évitent délibérément les réseaux sociaux, car ils affirment qu’ils n’attirent que les homophobes et rendent les groupes vulnérables aux persécutions si l’armée organise un coup d’État et suspend les droits civiques.
«Certaines des plus anciennes organisations de la région se trouvent en fait dans des pays francophones, a indiqué Mme Kouassiaman. Mais vous ne trouverez pas ces informations en ligne.»
Des enjeux distincts entre les pays
Les pays francophones sont également confrontés à des problèmes différents.
L’Empire britannique a laissé un héritage de lois anti-sodomie qui sont toujours en vigueur dans de nombreux pays anglophones, note Carlos Idibouo, cofondateur de Fierté Afrique francophone. Les pays francophones sont confrontés à des défis plus vagues, comme la promotion du droit à la liberté d’expression et de réunion.
«Quand vous regardez le discours qui est tenu par les leaders LGBT dans les pays d'Afrique anglophone, ça tourne autour de la criminalisation», a affirmé M. Idibouo, qui vit en Côte d'Ivoire.
«Ils ont un enjeu fondamental qui fait que leur agenda est plus corsé.»
Caroline Kouassiaman ajoute que certains des pays qui ont fait le plus de progrès en matière de droits LGBTQ+ sont ceux qui ont historiquement connu un nombre élevé de cas de VIH, qui sont principalement anglophones. Le financement international des cliniques de santé a contribué à créer des décennies de réseaux d'activistes capables de recueillir des données et de défendre les droits civiques.
En conséquence, M. Arnaud mentionne que les organisations de nombreux pays francophones n'ont pas l'expertise technique nécessaire pour assumer un financement à grande échelle pour des projets qui peuvent faire bouger les choses en matière de droits LGBTQ+.
Il affirme que beaucoup sont enfouis dans la traduction de documents pour les organisations de financement et les gouvernements qui fonctionnent principalement en anglais, au lieu d'avoir des chefs de projet qui peuvent remplir succinctement les demandes de financement et les exigences.
«Un problème existentiel»
George Lafon, porte-parole du groupe Working for Our Wellbeing Cameroun, a déclaré que la différence entre les subventions disponibles en anglais et en français est «un problème existentiel».
Son groupe sert les personnes LGBTQ+ de la minorité anglophone du pays et trouve l'accès au financement pour les pays francophones «très limité».
M. Lafon a également dit que les besoins varient selon les groupes linguistiques au Cameroun, car il pense que la minorité anglophone est plus conservatrice et plus susceptible d'agir violemment contre les personnes LGBTQ, par rapport à la majorité francophone relativement plus tolérante.
Cela signifie que les populations francophones pourraient être mieux servies en essayant de changer la façon dont les agents du gouvernement, comme la police ou les infirmières, interagissent avec les personnes LGBTQ+, tandis que les anglophones pourraient avoir besoin de programmes pour prévenir la violence de la part de leurs proches, de leurs collègues et d’étrangers. Les gouvernements occidentaux peuvent financer une approche, mais pas l’autre.
Peu de représentation à l'OIF
Pendant ce temps, les militants déplorent de ne pas avoir d’espace pour faire valoir leurs arguments au sein des rassemblements de l'Organisation de la Francophonie (OIF) l’alliance mondiale des pays francophones.
Le Commonwealth a un mandat de société civile qui permet aux militants de présenter leurs arguments lors de réunions de haut niveau. Cela signifie également que les militants LGBTQ+ d’un groupe appelé Commonwealth Equality Network peuvent parler à leurs propres gouvernements ainsi qu’à ceux des pays partenaires, pour essayer de faire pression en faveur des droits civiques.
L'OIF a un rôle comparativement plus restreint pour la société civile et n’a adopté que le terme «égalité des femmes-hommes». M. Arnaud considère qu’il s’agit d’un rejet délibéré de «l’égalité des genres», un terme plus large qui reconnaît les personnes en dehors des identités de genre binaires.
Le Canada et le Québec ont fait pression pour un langage plus inclusif,
«Le Canada et le Québec ont vraiment fait preuve de courage et d’initiative, a-t-il soutenu. Certains pays ont intérêt à ce que les pays africains soient satisfaits. Malheureusement, ils ne sont pas aussi bruyants que nous le souhaiterions.»
Ulrich Mvate, qui dirige le groupe de défense de la santé Humanity First Cameroun, a déclaré que les États-Unis et la France sont de gros bailleurs de fonds, mais qu’ils n’ont pas «l’approche africaine», consistant à agir discrètement, pour ne pas être perçus comme imposant des valeurs étrangères.
«Ils ne prennent pas très souvent nos avis en compte, nous qui sommes au Cameroun, pour savoir quelle approche avoir pour mener des actions au Cameroun, a-t-il expliqué. C'est le Canada qui prend ça en compte.»
La question a été soulevée en juin 2023, lorsque le Cameroun a interdit l’entrée à l’ambassadeur de France pour les droits LGBTQ+, Jean-Marc Berthon, qui devait prendre la parole lors d’une conférence sur les droits des femmes au Cameroun. Cet incident a déclenché des allégations selon lesquelles la France essayait de changer les valeurs locales.
Pouvoir d'influence du Canada
Mme Kouassiaman a déclaré que le Canada a acquis une réputation, auprès des organisations LGBTQ+ et des gouvernements locaux, comme un pays qui vise à répondre aux besoins locaux sans envenimer les situations sur le terrain.
«Si l’on considère globalement la contribution du gouvernement canadien au travail mondial (LGBTQ+) au cours des dernières années, on constate une croissance; les données le montrent, c’est très clair», a-t-elle indiqué.
Elle a déclaré que cela signifie qu’Ottawa peut utiliser son influence pour pousser ses pairs européens à intensifier leurs efforts, en finançant des groupes et en défendant les droits à l’étranger.
«Je dirais que le Canada fait beaucoup plus, et il fait beaucoup mieux en termes de ressources et de soutien spécifiques aux mouvements LGBTQ+, a-t-elle avancé. Ce rôle de leader au sein de la Francophonie est vraiment important.»
Sinon, Mme Kouassiaman craint que les lois draconiennes des pays anglophones qui criminalisent les personnes qui s’identifient publiquement comme LGBTQ+ ne soient reproduites dans toute la fracture linguistique. Déjà cette année, les juntes militaires au pouvoir au Mali et au Burkina Faso ont adopté des politiques anti-gaies.
«Il y a un certain nombre de pays francophones qui sont très fragiles en ce moment sur les questions (LGBTQ+), et c'est là que nous avons besoin de nos alliés», a-t-elle conclu.
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Cet article est le dernier et huitième reportage d'enquête sur le recul des droits des personnes LGBTQ+ en Afrique, et sur les conséquences pour le Canada en tant que pays doté d’une politique étrangère ouvertement féministe, qui accorde la priorité à l’égalité des genres et à la dignité des personnes. Ces reportages au Ghana, au Cameroun et au Kenya ont été réalisés grâce au soutien financier de la bourse R. James Travers pour correspondants étrangers.
Dylan Robertson, La Presse Canadienne