Les «Inuits autodéclarés» du Labrador sont toujours soutenus par Ottawa
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Par La Presse Canadienne, 2024
Alors que des millions de dollars sont versés par le gouvernement fédéral à un organisme du Labrador dont les prétentions d’«identité inuite» sont contestées par des regroupements autochtones de tout le pays, le dirigeant inuit national craint que le gouvernement libéral ne mette ainsi en péril les droits des nations autochtones.
Natan Obed est président de l'organisation nationale «Inuit Tapiriit Kanatami», qui représente environ 70 000 Inuits de tout le Canada. Il soutient qu'il a écrit au premier ministre Justin Trudeau il y a plus d’un an pour lui faire part de ses préoccupations quant à la capacité du Conseil communautaire de NunatuKavut à recevoir des subventions fédérales et des allocations de pêche sur la base d’une «simple autodéclaration d’identité inuite».
M. Obed a déclaré qu'il n’avait reçu aucune réponse du premier ministre. Or, il soutient que cette conversation est «déterminante» pour l’avenir du Canada.
«Il faut revenir aux gouvernements des Premières Nations, des Inuits et des Métis, détenteurs de droits, et aux décisions qu’ils prennent en matière de citoyenneté (…) sans quoi nous allons assister à une nouvelle vague de dépossession fondée sur le choix des Canadiens non autochtones d’être Autochtones, de prendre ce qu’ils estiment leur appartenir», a indiqué M. Obed dans une récente entrevue.
Depuis 2010, le Conseil communautaire de NunatuKavut a reçu près de 74 millions $ de financement fédéral pour des programmes ou des «projets autochtones» liés à leurs revendications d'identité inuite, selon les données gouvernementales.
Ces sommes comprennent plus de 20,4 millions $ pour des subventions et des contributions dans lesquelles ils ont été identifiés comme «bénéficiaire autochtone» et 29,2 millions $ en «financement obligatoire ou de base» de Services aux Autochtones Canada et Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada.
Le plus récent montant — 161 108 $ — a été approuvé le mois dernier par Environnement et Changement climatique Canada pour un projet sur la conservation et les espèces en péril dans le sud du Labrador, qui provenait du programme du Fonds autochtone pour les espèces en péril de ce ministère.
«NunatuKavut n'est pas autochtone», a écrit mercredi la députée néo-démocrate du Nunavut Lori Idlout sur la plateforme de médias sociaux X en réponse à une publication sur le financement.
En juin, le Conseil communautaire de NunatuKavut a reçu une «allocation spéciale» dans la pêche à la morue du Nord récemment rouverte à Terre-Neuve-et-Labrador, allouant à ses pêcheurs une partie des prises totales de cette année.
Pêches et Océans Canada a déclaré dans un communiqué qu'il avait une «relation bien établie» avec le Conseil «en tant qu'organisation autochtone». Il a également affirmé que l'organisme avait historiquement reçu divers permis et financements en provenance de programmes autochtones.
Pas reconnus par les autres Inuits
Le Conseil NunatuKavut dit représenter quelque 6000 Inuits auto-identifiés du sud et du centre du Labrador. Ces Inuits auto-identifiés ne sont reconnus comme Inuits par aucun autre collectif inuit détenteur de droits reconnu par le gouvernement fédéral, y compris le gouvernement du Nunatsiavut, dans le nord du Labrador.
Le Conseil s'appelait autrefois les Métis du Labrador, puis la Nation des Métis du Labrador, avant d'adopter l'appellation NunatuKavut, qui signifie «notre terre ancestrale» en inuktitut et désigne le territoire traditionnel des Inuits du sud du Labrador.
La Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador (l'équivalent de la Cour supérieure) concluait en 2006 que la Nation des Métis du Labrador avait une «revendication crédible, mais non prouvée» de droits et de reconnaissance en vertu de la Constitution canadienne, et que les gouvernements devaient donc tenir compte de ces droits dans certaines circonstances. Cette décision a été confirmée par la Cour d'appel de la province.
Jusqu'en février dernier, le Conseil proposait des adhésions «d'alliance» en plus de ses adhésions régulières et non résidentes. Selon un document qui a depuis été retiré du site internet du Conseil, une adhésion à l'alliance pouvait être accordée à «une personne autochtone, résidant habituellement au Labrador, qui soutient les objectifs du NunatuKavut, mais qui ne remplit pas les conditions pour devenir membre à part entière». Ces membres «peuvent bénéficier d'une représentation autochtone, d'une action positive» et de «divers services et programmes parrainés par le gouvernement», indique le document.
Le président de NunatuKavut, Todd Russell, a déclaré que le Conseil avait offert des adhésions à l'alliance en signe d'inclusion aux Autochtones «non Inuits» pour leur fournir du soutien et des services. Lorsque les adhésions sont devenues une source de confusion lors des négociations sur les droits et la reconnaissance avec le gouvernement fédéral, le Conseil les a laissé tomber, a assuré M. Russell dans une entrevue.
Tous les organismes autochtones ont de telles discussions sur l'admissibilité de leurs membres, soutient-il. Il serait «insensé» de s'opposer à la reconnaissance, au financement et à l'allocation de ressources au NunatuKavut en tant que groupe autochtone, a ajouté M. Russell.
«Nous avons toujours été une organisation autochtone (…) nous avons toujours représenté des Autochtones qui n’auraient pas été représentés par d’autres groupes autochtones au Labrador», a-t-il soutenu. «Pourquoi voudriez-vous priver nos gens de nourriture? Pourquoi voudriez-vous faire du mal à nos gens et à nos communautés?»
Le fédéral marche sur des oeufs
À Inuit Tapiriit Kanatami, Natan Obed précise que son organisation rejette l’idée qu’un groupe puisse prétendre être métis et ensuite «se reconstituer» en tant que collectif inuit.
Todd Russell rétorque que ce n'est pas à M. Obed de déterminer qui est ou n’est pas Inuit. «Nous savons qui sont nos grands-pères. Nous savons d’où nous venons», a-t-il répliqué.
Le Ralliement national des Métis, dans l'ouest du pays, a annoncé l’année dernière qu’il soutenait les efforts de M. Obed pour attirer l’attention sur ce qu’il appelle les «revendications frauduleuses» de NunatuKavut. Il a également demandé au gouvernement fédéral de ne plus soutenir cette organisation.
M. Russell croit que le Ralliement national des Métis maintient cette position en raison d’une «campagne politique» menée par M. Obed.
Le Conseil de NunatuKavut a depuis longtemps fait référence à un protocole d’entente signé en 2019 avec le gouvernement fédéral, qui stipule que le groupe est un «collectif autochtone capable de détenir des droits ancestraux en vertu de l’article 35» de la Constitution. Cet article précise notamment que le terme «peuples autochtones du Canada» comprend les Premières Nations, les Inuits et les Métis.
En juin dernier, la Cour fédérale a statué que cet accord n’affectait pas de droits juridiques et ne reconnaissait pas le Conseil communautaire de NunatuKavut comme un «peuple autochtone du Canada», au titre de l'article 35. Le ministère des Relations Couronne-Autochtones a déclaré que l'accord reflétait l'intention du gouvernement fédéral de «résoudre les questions en suspens» concernant les droits que NunatuKavut pourrait détenir et ceux qui pourraient les recevoir.
Le gouvernement n'a pas entamé de négociations «substantielles» avec l'organisme pour savoir s'il devrait avoir des droits en vertu de la Constitution, a déclaré le porte-parole Pascal Laplante dans un courriel.
M. Laplante souligne que NunatuKavut reçoit du financement du ministère dans le cadre de deux programmes: l'un pour les organisations autochtones reconnues et l'autre pour les «organisations non autochtones» actuellement en pourparlers avec le ministère.
M. Obed craint que le gouvernement fédéral, qui marche sur des oeufs, n'a pas voulu être perçu comme celui qui détermine qui est ou n'est pas Autochtone. Au lieu de cela, Ottawa a été trop inclusif et ne semble pas disposé à corriger le tir, croit M. Obed.
«Cette nouvelle forme de colonisation, où les Canadiens non autochtones deviennent Autochtones et en tirent ensuite un avantage matériel, est désormais une chose nouvelle et normalisée», a déploré M. Obed.
Le président d'Inuit Tapiriit Kanatami craint également que le gouvernement libéral actuel ne puisse résoudre le problème avec les Inuits «de bonne foi et rapidement», parce que M. Russell a été député libéral fédéral du Labrador de 2005 à 2011.
M. Russell rejette cette accusation, en affirmant que M. Obed entretient lui-même «une très bonne relation ouverte» avec Ottawa.
Alessia Passafiume et Sarah Smellie, La Presse Canadienne