Le DGE reprend le redécoupage de la carte électorale en attendant la décision finale
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — Le directeur général des élections (DGE) du Québec, Jean-François Blanchet, pourra reprendre ses travaux visant à déterminer de nouvelles limites aux circonscriptions électorales, mais devra garder les résultats de ces travaux pour lui jusqu’à ce que la Cour décide sur le fond.
Les travaux de la Commission de la représentation électorale (CRÉ), présidée par le DGE, avaient été suspendus par la «Loi visant l'interruption du processus de délimitation des circonscriptions électorales», adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en mai dernier.
Les élus de l’ensemble des partis avaient mal accueilli le rapport préliminaire de la Commission, qui suggérait de fusionner les circonscriptions de Gaspé et Bonaventure en une seule et d’éliminer la circonscription d’Anjou-Louis-Riel à Montréal pour en répartir les électeurs dans les circonscriptions environnantes. En contrepartie, la CRÉ prévoyait l’ajout d’une nouvelle circonscription dans les Laurentides et une autre dans le Centre-du-Québec, le tout afin de refléter les variations démographiques de ces régions.
Des votes de valeur différente
Les propositions de la Commission, une instance indépendante, répondaient ainsi aux impératifs de la Loi électorale qui oblige cette révision à toutes les deux élections afin de bien répartir le vote selon le nombre d’électeurs dans chaque circonscription. L’objectif est de faire en sorte qu’aucune circonscription n'ait un nombre d’électeurs qui dépasse de 25 % la moyenne de l’ensemble des circonscriptions ou qui soit inférieur de 25 % à cette moyenne. En d’autres termes, le législateur a voulu faire en sorte qu’il n’y ait pas d’électeurs dont le vote ait plus de poids parce qu’il y a peu d’électeurs dans sa circonscription et, à l’inverse, qu’il n’y ait pas d’électeurs dont le vote ait moins de poids parce que dilué dans une masse beaucoup plus grande d’électeurs.
Les élus de l’Assemblée nationale avaient donc suspendu les travaux de la CRÉ, reportant la refonte électorale pour que la nouvelle carte ne soit en vigueur qu’à l’élection de 2030 plutôt qu’à la prochaine, en 2026, tout en promettant de revoir les règles qui gouvernent cette refonte.
Sièges réclamés
Mais si le rapport préliminaire de la CRÉ avait soulevé l’ire des régions qui se trouvaient à perdre des sièges, les MRC des régions qui auraient bénéficié de nouvelles circonscriptions, elles, ont décidé avec le soutien de citoyens et d’autres organismes de contester la loi qui a suspendu les travaux de la CRÉ, car elles veulent ces sièges additionnels à l’Assemblée nationale.
Sur le plan légal, toutefois, attendre une décision finale des tribunaux aurait eu pour effet de rendre leur démarche inutile puisque le DGE n’aurait pas le temps par la suite de finaliser les travaux de refonte de la carte électorale à temps pour l’élection de 2026. Les MRC contestataires ont donc adressé à la Cour une demande de sursis de la loi, l’équivalent d’une injonction interlocutoire, afin de permettre au DGE et à la CRÉ de poursuivre les travaux en attendant une décision sur le fond.
Jean-François Blanchet, pour sa part, a lui-même donné son appui à cette demande de sursis afin de pouvoir reprendre ses travaux pour que ceux-ci puissent être complétés à temps pour la prochaine élection si jamais les demandeurs devaient avoir gain de cause sur le fond.
Le DGE temporairement muselé
La juge Annie Brault, de la Cour supérieure, leur a donné raison dans l’immédiat et a rendu une ordonnance de sursis qui vient suspendre l’application de la loi. Ce sursis est toutefois assorti de deux conditions assez rares: d’une part, le DGE ne doit pas déposer ses travaux à l’Assemblée nationale ni les rendre publics; d’autre part, la suspension de la loi est effective même s’il y a appel de l’ordonnance de sursis afin de permettre au DGE de poursuivre ses travaux. En temps normal, un appel entraîne en effet la suspension d’une décision.
Le Procureur général du Québec s’opposait à cette demande d’ordonnance, faisant valoir que la loi avait été adoptée à l’unanimité et devait permettre aux élus de redéfinir les critères de délimitation des circonscriptions. Les préfets des MRC de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine étaient également rangés derrière le gouvernement dans ce dossier.
La décision de la juge Brault devait s’appuyer sur les trois mêmes critères que ceux requis pour l’émission d’une injonction interlocutoire, soit: qu’il y ait démonstration d’une question sérieuse; que sans sursis les demandeurs subissent un préjudice sérieux ou irréparable ou encore que le jugement sur le fond soit inefficace; et que la balance des inconvénients favorise les demandeurs.
«Un préjudice sérieux et irréparable»
La magistrate conclut qu’il s’agit bien d’une question sérieuse et «que l'existence d'un préjudice sérieux ou irréparable est établie».
«Le préjudice allégué par les demandeurs est lié au risque que la Commission ne soit pas en mesure de mener à terme ses travaux pour délimiter une nouvelle carte électorale et préparer les prochaines élections en fonction de cette nouvelle carte électorale. C'est dans cette hypothèse que peuvent se matérialiser la dilution du vote des électeurs des circonscriptions en situation d'écart positif et leur sous-représentation pour la durée de la prochaine législature», écrit-elle.
Bien que les représentants de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine invoquent aussi un préjudice tout aussi irréparable qui plane au-dessus de la possibilité de perdre un siège, la juge Brault souligne que «ce préjudice n'est pas affecté par un éventuel sursis de la Loi».
La séparation du politique et du judiciaire
Quant à la balance des inconvénients, la juge Brault a dû regarder avec soin la notion d’intervention juridique dans les affaires politiques. «La notion d'intérêt public revêt toute son importance puisque la Loi est présumée avoir été adoptée dans un objectif d'intérêt public, écrit-elle. Cette présomption, qui doit à ce stade-ci être tenue pour acquise, fait en sorte que les tribunaux ne suspendront pas une loi adoptée par une législature sans en avoir fait un examen constitutionnel complet.»
Cependant, ajoute-t-elle, «l'existence d'une question sérieuse et d'un préjudice sérieux milite en faveur du sursis de la Loi, mais de façon limitée. (…) La Commission sera ainsi exemptée de l'application de la Loi mais uniquement aux fins de lui permettre de finaliser le second rapport dont la rédaction a été interrompue par l'adoption de celle-ci. Cette mesure préserve les droits des parties à l'égard du fond du litige et limite ce qui peut avoir des allures d'incursion dans le privilège parlementaire.»
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne