Identifiée comme ville à risque, Drummondville se mobilise pour affronter la crise


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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — «Il y a des gens qui ne dorment pas. J'en ai vu ce matin qui avaient les traits tirés, des gens que je connais qui ne sont pas du tout stressés d'habitude.» Le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Drummond, Éric Lauzon-Duhaime, venait de passer une bonne partie de l’avant-midi, mercredi, avec une centaine d’entrepreneurs de la région et des représentants d’organismes multiples réunis pour discuter de l’impact des droits de douane de Donald Trump, des mesures à prendre et de l’aide disponible pour y faire face, lorsque La Presse Canadienne l’a rencontré.
Drummondville a été identifiée comme l’une des trois villes québécoises les plus vulnérables face à d’éventuels droits de douane par la Chambre de commerce du Canada, surtout en raison d’un secteur manufacturier qui représente 26 % de son PIB, une proportion qui est près du double de la moyenne provinciale et plus du double de la moyenne canadienne.
«Bien entendu, il y aura des pertes d'emplois, c'est clair», tranche Gerry Gagnon, directeur général de Drummond économique, un OBNL qui œuvre en partenariat avec la Ville de Drummondville et la MRC Drummond. «Les gens ont déjà mis en pause des projets en se disant: on va avoir de la clarté sur ce qui s'en vient, sur les mesures, et une fois que tout ça sera au rendez-vous, on pourra faire nos plans de match», disait-il mercredi.
Or, non seulement la clarté n’est-elle jamais venue, mais les changements d’idée radicaux, constants et sans direction apparente se bousculent depuis quelques jours. Personne, en fait, ne sait où s’en va Donald Trump.
La mairesse de Drummondville, Stéphanie Lacoste, explique la vulnérabilité de sa ville par le fait que «près de 18 % des emplois ici sont directement reliés aux États-Unis. Donc on parle grosso modo de 3100 emplois qui peuvent être à risque dans la région. J'ai rarement vu autant d'insécurité dans toutes les couches de la population. Nos jeunes, qui reviennent de l'école, nous en parlent.»
Préparatifs de longue date
Dès que les menaces tarifaires sont apparues à l’horizon en novembre, la Ville et ses partenaires économiques ont toutefois mis sur pied une cellule de crise. «On aurait eu le choix de se rouler en boule sous le bureau et pleurer ou de se relever les manches», fait valoir la mairesse. Mercredi, au lendemain de l’entrée en vigueur présumée, mais jamais précisée, des fameux droits de douane, la réunion mentionnée plus haut était convoquée.
Un des participants, Claude Fournier, président de Sixpro, un sous-traitant en revêtements de surface sur pièces métalliques qui compte 160 employés, a déjà commencé à sentir l’impact. «On a certains clients qui sont en perte de volume d'affaires et on sent que le marché a vraiment non pas un, mais les deux pieds sur le frein là actuellement. Déjà, on perd certaines heures de travail sur certains quarts de travail.» Car, même si presque tous ses clients sont québécois, plusieurs d’entre eux fabriquent des pièces métalliques pour des assemblages destinés aux États-Unis.
À l’opposé, l’entreprise Placages Beaulac, qui emploie 22 personnes à Daveluyville, a vécu l’inverse, raconte son président, Gabriel Beaulac. «On a eu des blitz justement avant les tarifs la semaine passée. C'étaient toutes des expéditions américaines», des clients cherchant à stocker avant de payer la surtaxe de 25 %. Mais il sait ce que ce blitz présage. «Il y avait beaucoup de programmes avec des répétitions, là-dedans, par exemple un 15 000 $ US qui entrait à tous les mois de clients qui avaient besoin de notre produit. C'étaient des sources d'entrée d'argent fiables qu’on pourrait perdre et ça nous crée un peu un sentiment de panique.»
«Les tarifs, poursuit-il, ça fait une réaction en chaîne. Ce sont les clients finaux de mes clients qui décident de carrément attendre devant cette incertitude. Ça crée une réaction en chaîne qui revient jusqu'à à notre entreprise.»
Propriétés américaines
Stéphane Bourgeois, président de Matritech, un sous-traitant dans le domaine du métal en feuilles situé à Drummondville qui compte 115 employés, s’inquiète également de ce qui s’en vient. «L'enjeu, ça va être du côté de nos clients qui eux exportent. Pour l’instant, il n'y a pas de changement, mais la semaine prochaine, je m’attends à des changements à la baisse. Il y a de ces clients qui exportent au moins 70 % de leur production aux États-Unis.»
Une autre inquiétude, explique Éric Lauzon-Duhaime, provient du fait qu’il y a, à Drummondville, «plusieurs entreprises qui appartiennent à des compagnies américaines, qui produisent au Québec et qui renvoient aux États-Unis leur matériel. Peut-être qu'elles vont choisir de se relocaliser aux États-Unis et là, on parlerait de pertes d'emplois bien rémunérés».
La réunion de mercredi matin a permis à ces gens d’affaires d’en apprendre davantage sur les aides disponibles avec la présence de représentants de la Banque de développement du Canada, le Centre d’aide aux entreprises et Drummond économique, tous des organismes qui ont des programmes pour soutenir les entreprises qui pourraient se trouver en manque de liquidités. La veille, Québec avait annoncé ses propres programmes, soit le Programme Frontière et le Chantier productivité.
Le problème des prêts
Sauf que la plupart de ces aides viendront sous forme de prêts et un prêt, «c'est de l'argent qu'on a temporairement, mais qu'on doit redonner», note Éric Lauzon-Duhaime. «J'ai foi que les gouvernements vont trouver des solutions qui ne seront pas des prêts. On l'a vécu pendant la COVID: ç'a donné de l'air, mais quand est venu le moment de rembourser, il y a eu des fermetures et des pertes d'emplois quand même, mais probablement moins que s'il n'y en avait pas eu», rappelle-t-il, disant espérer que l’argent qu’Ottawa pourrait tirer des contre-tarifs de représailles sera redistribué aux entreprises «pour sauver des emplois ou pour survivre dans le pire des cas».
Certains ont déjà commencé à prendre des mesures de survie. Dany Caron, président de Portes Baril, un fabricant de portes de garage destinées au secteur industriel situé à Victoriaville, importait jusqu’ici une part importante de ses matières premières des États-Unis. La menace, pour lui, provient donc des deux côtés: d’une part, comme tous les autres, des droits de douane qui affecteraient ses clients et, d’autre part, d’éventuels contre-tarifs canadiens qui pousseraient le coût de ses matières premières à la hausse. «On a changé notre fusil d'épaule pour s'approvisionner au Canada, beaucoup plus qu'auparavant. On travaille ça depuis l'été dernier, puis c'est réglé depuis novembre dernier. Ça va nous aider.»
L'électrochoc requis
Et aussi, la quasi-totalité des intervenants interrogés lors de notre passage y voient l’électrochoc requis pour cesser de parler de modernisation-productivité et de diversification et de passer aux actes. «Il faut toujours se servir d'une bonne crise pour en faire des opportunités, avance Stéphanie Lacoste. Ce qu'on recherche, c'est augmenter la productivité chez nos entrepreneurs.» Elle propose également de faire en sorte que le statut de ville jumelée avec la ville française de La Roche-sur-Yon, pour une fois, serve à quelque chose. «La Roche-sur-Yon, c’est une porte d'entrée sur l'Europe. On se sert d'absolument tout», dit-elle.
Pour Garry Gagnon, le chantier de la productivité est au sommet des priorités, disant espérer que «les mesures qui seront mises en place par les paliers gouvernementaux nous permettront de pouvoir accélérer le pas à l'égard de ce grand chantier».
Gabriel Beaulac en espère tout autant, car sa capacité d’agir seul a des limites. «C'est toujours au goût du jour, ça: être de plus en plus efficace, de plus en plus productif. Ce qui est difficile, c'est d'avoir l'aide aussi pour s'automatiser. Comme petite entreprise, les développements se font tout le temps avec ma poche. On n'a pas toujours les tapes dans le dos qu'on aurait de besoin pour se propulser, mais là, ce que je vois aujourd'hui (à l’issue de la réunion), c'est qu'il y a du soutien pour nous autres.»
Souhaits de longue date
Dany Caron, lui, rappelle que «ça fait des décennies qu'on parle d'ouvrir les frontières tarifaires entre les provinces. Ça fait des décennies qu'on parle de moderniser les entreprises, puis d'être plus productif au prorata du nombre d'employés que chacune des entreprises ont. Je pense que c'est le coup de pied dans le derrière qu'il nous fallait pour être capable de réagir comme un chat qu'on tasse dans un coin; c'est tout le temps le chat qui gagne!»
Mais il y a des limites à améliorer la productivité, fait valoir Stéphane Bourgeois, de Matritech. «Nous, on a plusieurs robots dans l'usine. On est 4.0 connectés aux machines directement. Ça fait des années et des années qu'on travaille là-dessus des robots sur des plieuses ou sur la soudure. La productivité, je peux comprendre, mais à un moment donné, moi, j'ai des limites à la flexibilité.»
Les installations de Sixpro sont aussi assez compétitives en termes de productivité, explique Claude Fournier, pour qui l’objectif, à court terme, se situe davantage du côté de la diversification des marchés. «Si on perd un certain volume qui allait aux États-Unis, il faut le regagner. Je n'avais pas toute la tarte de la peinture au Québec, donc il y en a encore une certaine partie qu'on peut aller chercher. Il y a aussi peut-être l'ouest de l'Ontario et peut-être également un peu les provinces maritimes. Ce qui nous freine, c'est beaucoup les coûts de transport.»
Les solutions de plusieurs intervenants vont donc dans la même direction: augmenter la productivité, diversifier les marchés et éliminer les barrières interprovinciales, un autre dossier qui résiste à toute intervention. Gerry Gagnon note toutefois que l’avancement de tous ces dossiers pourrait se heurter à leur pire ennemi: l’inertie. «Si les États-Unis retirent leurs tarifs dans deux mois ou dans cinq mois, peut-être que les organisations n'auront pas eu le temps de virer de bord et finalement, on va redevenir complaisant.»
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne