Guerre commerciale: le spectre de Trump plane sur le Saguenay-Lac-Saint-Jean


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Par La Presse Canadienne, 2024
QUÉBEC — Le spectre de Donald Trump et de ses droits de douane plane et provoque l’incertitude au Saguenay-Lac-Saint-Jean. La région est particulièrement vulnérable en raison de deux de ses secteurs névralgiques: l’aluminium et le bois.
Il est difficile de rouler quelques heures sur les routes enneigées du Saguenay-Lac-Saint-Jean sans croiser plusieurs camions remplis à ras le bord de billots de bois. Un signe témoignant de l’importance que revêt cette ressource pour la région, mais également pour les États-Unis.
Le PDG de l’entreprise Inotech, basée à Normandin au Lac-Saint-Jean, Michel Marceau, en sait quelque chose. Son entreprise se spécialise dans la fabrication d’équipement destiné aux usines de bois.
Dès février, les effets des droits de douane ont été ressentis. «Au Québec, tout le marché du bois a paralysé. Il y a eu une baisse considérable», explique-t-il en entrevue dans un Tim Horton de Jonquière.
«Les gens sont en attente de voir ce qui va arriver, et durant ce temps-là, personne n'investit», ajoute le directeur des ventes chez Inotech, Michael Dufour.
La Presse Canadienne s’est rendue dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean mercredi et jeudi afin de prendre le pouls d'acteurs de la région face aux droits de douane de Donald Trump. C’était avant que le président américain décide d'exempter certains produits canadiens.
Le Conseil de l’industrie forestière du Québec indique que les produits dérivés du bois (panneaux, carton, papier kraft) sont exemptés de droits pour l'instant. Un flou persiste toutefois sur le bois d'œuvre. Rappelons que ce dernier est déjà frappé par des droits compensateurs de 14,4 %.
Inotech propose des équipements qui permettent aux usines de bois d’optimiser leur production. «Si les producteurs de bois ne font pas d'argent, bien, ça nous impacte directement parce qu'ils ne font pas de projet de modernisation», explique Michael Dufour.
L’entreprise a d’ailleurs plusieurs clients qui sont américains. Pour cette année, Inotech prévoyait réaliser 50 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis, mais la situation actuelle risque de changer ses plans. L’entreprise regarde vers l’Europe. «On a des pourparlers, mais ça ne se fait pas en deux minutes», nuance le directeur des ventes.
«Trop d'offre pour la demande»
Boisaco est un autre acteur important du secteur forestier dans la région. L’entreprise exporte un assez faible volume de bois d'œuvre – 5 à 10 % annuellement –, mais fournit des sous-produits du bois à des entreprises partenaires.
Le président de Boisaco, Steeve St-Gelais, donne l’exemple de l’entreprise Sacopan qui lui achète des copeaux et des écorces pour faire des panneaux qui sont «destinés entre 85 % et 90 % aux marchés américains».
Il appréhende des impacts négatifs pour son entreprise si ses partenaires devaient, par exemple, réduire leur production en raison des droits de douane.
Steeve St-Gelais croit également que si les producteurs forestiers canadiens n’arrivent plus à vendre aux États-Unis, cela pourrait «complètement déstructurer le marché canadien».
«Il va y avoir des volumes qui se vendaient aux États-Unis qui risquent de se rediriger sur le marché canadien. Puis il va y avoir trop d'offre pour la demande, et le prix va diminuer et ça pourrait ne plus être viable», explique-t-il en entrevue dans les bureaux administratifs de son entreprise située à Sacré-Coeur.
Le député bloquiste de Jonquière, Mario Simard, est préoccupé par la situation du secteur forestier dans la région et accuse le gouvernement fédéral de le délaisser au profit du secteur automobile et du secteur gazier et pétrolier.
«Le secteur forestier, ça n'a jamais été une préoccupation pour le gouvernement canadien», soutient-il.
Trop d’oeufs dans deux paniers
En réponse aux menaces tarifaires, la mairesse de Saguenay, Julie Dufour, a mis sur pied un comité avec plusieurs acteurs de la région.
«On s’est coordonnés pour devenir une petite armée de fourmis qui va pouvoir se déployer de façon cohérente en région», dit-elle en entrevue dans ses bureaux de l'hôtel de ville situé dans l’arrondissement de Chicoutimi.
Une plateforme a été lancée plus tôt cette semaine par SERDEX International afin d’aider les PME à développer de nouveaux marchés.
Le constat est clair pour la mairesse Dufour: la diversification de l’économie – dont on parle depuis «des dizaines et des dizaines d'années» – doit se faire, et ce, même si la crise tarifaire devait s'estomper.
«La région du Saguenay-Lac-Saint-Jean est dépendante de l'industrie forestière et de l'industrie de l'aluminium. On ne peut pas mettre nos œufs dans deux seuls paniers avec des marchés qui bougent», lance-t-elle.
Et la Ville de Saguenay possède un avantage comparatif pour l’exportation vers d’autres marchés, comme l’Europe: la zone industrialo-portuaire, «un port en eaux profondes, 365 jours par année», indique la mairesse.
«Les tarifs, ils vont nous faire mal»
L'aluminium est aussi un secteur important dans l’économie de la région. Selon la Chambre de commerce du Canada, Saguenay et ses environs est la ville québécoise la plus vulnérable aux droits de douane.
«Elle est responsable d’environ un tiers de la production canadienne d’aluminium, dont 85 % sont exportés vers les États-Unis, en grande partie pour desservir le secteur automobile et les installations de production connexes», indique la Chambre de commerce.
Rio Tinto possède plusieurs installations produisant de l’aluminium dans la région. La multinationale n’a pas souhaité accorder une entrevue à La Presse Canadienne dans le cadre de ce reportage.
«Nous travaillons en étroite collaboration avec nos clients américains et avons des discussions à tous les niveaux de l'administration, ainsi qu'avec les associations professionnelles au Canada et aux États-Unis, afin de minimiser l'impact potentiel de droits de douane», a-t-elle indiqué dans une déclaration écrite.
Tout comme le bois, l'aluminium était frappé de droits de douane au moment du passage de La Presse Canadienne dans la région. L’Association de l’aluminium du Canada a affirmé que le métal fait partie des biens exemptés par l’administration américaine jeudi.
Malgré tout, l’appréhension reste pour Patrick Dubé. Ce dernier est directeur commercial pour le groupe Sotrem-Maltech, dont le siège social est à Chicoutimi et qui possède quatre divisions toutes concentrées dans la transformation de l’aluminium. Environ 70 % de sa production est exportée aux États-Unis.
«Les tarifs, ils vont nous faire mal et il faut absolument que les contre-tarifs reviennent aux exportateurs touchés», soutient-il.
Pour Patrick Dubé, les gouvernements devraient procéder à un allègement de la réglementation et du fardeau fiscal afin que les entreprises québécoises puissent plus facilement concurrencer celles aux États-Unis.
«C'est beaucoup plus complexe et dispendieux d'opérer une entreprise au Canada: la fiscalité, la régulation, la réglementation, les taxes, tout ce qui est interprovincial, les règlements, les lois», soutient-il.
L'entrepreneur envisage d’ailleurs d’étendre ses activités avec de nouvelles usines. Dans le contexte actuel, il regarde plutôt pour s'implanter aux États-Unis, où son entreprise possède déjà des installations.
«Il faut réduire la paperasse»
Les préoccupations de Patrick Dubé rejoignent les demandes du député conservateur de Chicoutimi—Le Fjord, Richard Martel, qui affirme qu’il est plus que nécessaire actuellement d’aider les entreprises à être plus efficaces en réduisant les taxes et les impôts.
«Il faut réduire la paperasse. Ça ne finit plus. Les PME ne sont pas capables de s'engager quelqu'un à faire de la paperasse. Souvent elles la font eux autres même et elles perdent du temps, elles perdent de la productivité», lance-t-il.
Lors de l’entrevue dans ses bureaux mercredi, la ministre responsable du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Andrée Laforest, jette parfois des regards à sa télévision pour voir si une nouvelle de dernière heure ne viendrait pas changer la donne.
Le sursis surviendra le lendemain. Mais le gouvernement du Québec souhaite qu’il n’y ait plus du tout de droits de douane. «En même temps, je ne suis pas naïve, nos programmes sont en place, puis on va accompagner nos entreprises», explique-t-elle.
Les revirements constants de Donald Trump ne font rien pour calmer l'incertitude qui règne dans la région. Les acteurs économiques et politiques devront donc s’armer de patience et tenter de s'adapter à l'imprévisibilité du président américain, qui ne semble pas être sur le point de s’estomper.
Thomas Laberge, La Presse Canadienne